L'effluve de nos ivresses
Voici l'histoire d'une pensée enivrée, où l'ébriété rencontre la créativité autant qu'elle questionne la maîtrise de soi.
“Les ivresses sont nos espaces libres. Alors que nous sommes aux prises avec des agendas contraints, elles provoquent en nous un décrochage du corps et de l’esprit. En dilatant le passage du temps et en modifiant notre perception des choses, elles nous soulagent, l’espace de quelques heures, du poids de nos propres vies. Être ivre, c’est en quelque sorte ressentir le présent dans sa forme la plus absolue”1
Devons-nous rompre avec l’ivresse ?
Depuis quelques années, le mois de janvier s’est vu sommé de sobriété, s’imposant comme le symbole d’une nouvelle maîtrise de soi, avec des initiatives comme le Dry January. Mais au-delà des injonctions, qu’avons-nous à apprendre de notre rapport à l’ivresse ?
Après les rituels bilans de fin d’année et les souhaits d’une vie joyeuse pour celle qui démarre, voici qu’on nous enjoint à la maîtrise. En vogue depuis quelques années, surfant sur la conscience que la sobriété dispose de hautes vertus – trop souvent oubliées – les comportements “nolo” se font de plus en plus militants. À tel point qu’ils en deviennent un sujet politique où l’économie se heurte, ici aussi, à la santé.
D’abord impulsé par une association britannique en 2013, le mois sans alcool est devenu un mouvement de prévention soutenu par de nombreux acteurs. Au fil des ans, il a gagné en tendance et nous invite au 0% en promettant “une peau plus éclatante, un sommeil de meilleure qualité et plus d’énergie, des économies d’argent, une amélioration de la santé, […] et surtout, une immense fierté d’avoir relevé le défi !”.
Mais qu’en est-il vraiment ? Derrière l’attrait pour la sobriété, il s’agit aussi de questionner ce que l’ivresse, sous toutes ses formes, révèle de nous-mêmes.
Faire l’expérience de l’ivresse
Confrontée très jeune à l’alcoolisme d’autrui, ses effets destructeurs m’ont poussée à questionner mon propre rapport à l’addiction. C’est ainsi que j’ai construit une opposition farouche toute forme de dépendance, méprisant toute soumission psychologique ou comportementale.
Évidemment que j’ai consommé plus que de raison, souvent avec inutilité ou pour compenser. Évidemment que j’ai trouvé cela grisant tout autant que décevant. Si j’ai expérimenté, parfois à l’excès, j’ai vite compris l’importance de la maîtrise de soi. L’ivresse, que j’ai parfois recherchée pour sa créativité, reste une illusion : elle peut autant libérer qu’emprisonner.
Car il existe bel et bien une illusion de l’ivresse, une forme de débauche qui nous fait perdre pied avec la réalité, comme si nous voulions décrocher quelques temps ce mental douloureux pour nous aventurer vers des nébuleuses chimériques. Pourtant, cette échappée transitoire s’accompagne d’un vertige qui m’effraie : perdre la maîtrise.
À juste mesure, cette dépossession peut être surprenante, créative, voire transcendantale. Dans cet état de conscience modifié, nous accédons à quelque chose de nouveau, déconnecté de l’habituel pour se connecter au sensationnel. Mais à l’excès, l’ivresse n’amène guère de beauté. Elle vilipende notre raison, ébranle notre posture, brinquebalant notre estime et volant parfois jusqu’à notre dignité. Il est des ivresses dont on ne se relève pas.
Ivre d’écriture
Un soir de janvier 2021, je reprenais l’écriture, annotant dans mon carnet le tournant décisif que je m’apprêtais à prendre. À cette époque, je m’apprêtais à saisir les rennes de ma destinée pour entreprendre, portée par une naïveté désarmante. Je me souviens de l’ambiance tamisée de cette écriture nocturne. Bercée par une musique de fond, je dégustais un verre de rhum sec et boisé, servi sur glace.
Doucement, je redécouvrais le plaisir d’écrire, avec le sentiment de création et d’existence qui l’accompagne : “Avant que le crayon ne glisse sur la page, celle-ci est vide, prête à recevoir le tracé d’une pensée, d’une idée, d’une création. Dès lors, elles apparaissent, se forment et s’éternisent. Elles existent…”.
En vous partageant ce moment, je voulais évoquer l’état d’ivresse que j’avais recherché :
“Ce soir, pour mieux travailler, réfléchir, me concentrer et potentialiser, j’ai bu. J’observe que ça “fonctionne” mieux sous l’emprise de l’alcool. À quoi est-ce dû ? L’alcool serait un psychotrope : un narcotique qui agit de telle sorte qu’il ralentit les capacités cérébrales. J’ai le sentiment d’avoir un focus accru et que mes multiples parasitages sont effacés. L’alcool me rendant plus créative. Cette observation étant corroborée par une étude scientifique qui explique qu’une intoxication modérée à l’alcool favorise un état d’attention diffuse, qui améliorerait les performances dans les tâches de résolution de problèmes et de créativité. La désinhibition alcoolique pour effacer les barrières mentales et libérer la créativité et l’intellect. Pour accéder à un autre niveau de conscience et s’extirper des schémas de pensées habituels.”
Ces mots sont les miens, nés d’une pensée imbibée. Ce soir là, j’avais consciemment choisi l’ivresse plutôt que la sobriété pour sortir des sentiers du prêt-à-penser et améliorer l’usage de mes capacités cérébrales… Aussi curieux qu’étrange, n’est-ce pas ?
La bourgeoisie des sensations
En véritable amoureuse des mots, je m’attache à leur étymologie pour saisir le sens des choses, leur profondeur, leur univers. Ainsi, selon l’Académie Française, l’ivresse correspond au désordre physique et mental que détermine une trop forte absorption d’alcool mais aussi, au sens figuré, à la vive exaltation due à un sentiment violent, qui s’accompagne parfois d’une sensation d’euphorie.
L’ivresse est donc provoquée soit par l’absorption d’une substance alcoolisée (effet psychodysleptique), soit par la violence d’un sentiment (effet euphorisant). Dans les deux cas, elle constitue un état de corps et d’esprit.
Quel étrange usage que d’employer ce terme pour parler de l’emprise de l’alcool comme de celle d’un sentiment. Il semblerait que nous puissions être assujettis à l’un comme à l’autre, dans une totale soumission alcoolique ou sentimentale. D’ailleurs, je me souviens avoir qualifié certaines situations émotionnelles de “grisantes”, pour souligner leur délicatesse enivrante et mon enthousiasme.
L’ivresse, en tant qu’état de corps et de l’esprit, est un état de conscience modifié, embarquant nos sensations dans une rythmique ralentie (pour l’ivresse alcoolique) ou accélérée (pour l’ivresse sentimentale). Dans les deux cas, cet état de conscience amène une nouvelle expérience où nous perdons momentanément le contrôle.
Elle devient une sorte de nébuleuse, plus ou moins douce, qui enveloppe notre libre arbitre, perturbant nos capacités et modifiant notre perception de l’espace-temps. Pourtant, nous pouvons rester maître de nos ivresses en veillant consciemment à nos comportements et nos consommations.
D’ailleurs, de nombreux artistes ont revendiqué l’usage de cet état pour sa capacité à rompre avec le quotidien, à ouvrir les portes de l'imaginaire et de la transcendance. C’est notamment le cas de Baudelaire, qui nous invite, dans son poème Enivrez-vous, à choisir son ivresse – qu’elle soit artistique, amoureuse ou existentielle – pour transcender la banalité du quotidien et déjouer la fatalité du temps.
Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous !
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge ; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.
– Charle Baudelaire, Les petits poèmes en prose.
L’ivresse peut-elle être vertueuse ?
Ma consommation d’alcool a fluctué au fil du temps. Excessive lors de mes premières expériences adolescentes, elle a traversé plusieurs phases hésitantes avant de devenir consciente et maîtrisée.
Comme pour beaucoup de choses, il existe une balance personnelle à établir. Ni totalement diabolique, ni totalement bénéfique, ni à éradiquer, ni à promouvoir, l’alcool est un sujet sensible tant il est corrélé aux déboires et autres conséquences négatives. Sensible aussi car il parle de notre intimité, révélateur comportemental de nos manques et de nos faiblesses intérieures.
Car l’ivresse, dans ce qu’elle nous permet d’échapper à une certaine forme de réalité, dans ce qu’elle nous permet de déprise, invite une forme de blancheur. David Le Breton la définit d’ailleurs comme “une forme de douce disparition de soi, l’emprunt pour quelques heures d’un masque afin de détendre les pressions intérieures, oublier le poids des soucis”2 et nous rappelle que ce comportement révèle souvent le besoin d’antidépresseur. Un besoin psychologique pour lequel l’alcool, qui “n’est pas affecté par une connotation médicale”, devient “vestige d’un temps où le bien boire possédait encore des vertus”.
L’ivresse peut-elle donc être vertueuse ? Si oui, dans quelle mesure ? Ici, questionnons les mots qui qualifient les différents degrés de consommation alcoolique. Dans le jargon, nous parlons d’usage, de mésusage puis de dépendance. Ces termes évoquent l’alcool comme quelque chose dont on se sert, quelque chose qu’on utilise, mais dans quel but ?
Et si nous envisagions l’ivresse différemment ? Si nous imaginions des recours plus conscients pour sublimer cet état ? Jusqu’où l’utiliser ? Et jusqu’à quel point sommes-nous maîtres de nos pensées, désirs, et sentiments ? Avons-nous pleinement conscience de nos manques, de nos douleurs, de nos besoins ? Car “de l’ivresse à l’ivrognerie, du divin nectar à l’ignoble gnôle, du vin qui inspire à la bibine qui abrutit”3, la pente est parfois glissante avant d’être raide.
La fourberie de l’ivresse
L’ivresse est un état singulier où la conscience vacille, et où le corps et l’esprit sont inhibés4. À court terme, lorsqu’elle est occasionnelle et maîtrisée, l’ivresse alcoolique peut apparaître comme un moyen d’accéder à un fonctionnement cérébral particulier. C’est d’ailleurs le rôle des psychotropes — une classe de substances chimiques agissant sur le système nerveux, qui inclut les anxiolytiques, les antidépresseurs, les antipsychotiques, mais aussi la nicotine, le cannabis, et la cocaïne.
Cependant, il est crucial de rappeler qu’aucune consommation n’est sans risque. L’alcool, bien que perçu comme une drogue douce, est une substance que notre organisme ne tolère pas naturellement. Physiologiquement, nous sommes programmés pour éliminer l’éthanol ingéré. Sa consommation régulière, modérée ou excessive, nous entraîne lentement vers la tolérance, signal avant-coureur de la dépendance. De l’usage récréatif à l’addiction, la pente est parfois douce et inconsciente.
Cette fourberie de l’ivresse est renforcée par son enracinement profond dans nos rites et cultures. Comme un rite de passage, la première cuite est souvent perçue comme galvanisante. Et qui n’a jamais côtoyé de grandes tablées où le bon vin fait aussi bon ménage ? Qui n’a jamais connu d’instant de camaraderies prendre un certain goût d’éternité, celui de l’eau-de-vie ?
À mi-chemin entre produit toxique – appartenant à la catégorie peu enviable des drogues embellies par leur apparente douceur et leur usage récréatif – et passe-droit social, comment pouvons-nous reconsidérer nos ivresses aujourd’hui ?
Comment penser l’ivresse ?
À rédigeant cet article, par rapidité dactylographique, j’ai ajouté une lettre au mot “ivre”, le transformant en “vivre”. Peut-on trouver de la vie dans l’ivresse ? Si oui, jusqu’à quel degré d’ébriété sommes-nous encore, plus ou moins, vivants ?
VIVANT… Voici le mot avec lequel je souhaitais terminer cette réflexion menée d’une écriture non enivrée ;-) Car c’est peut-être le point de ralliement de toutes les ivresses. Qu’elles soient accoudées dans un bar, attablées entre amis ou génératrices de créativité, les ivresses rappellent ce qui est le plus humain en nous : le sentiment.
Souvenez-vous que le terme “ivresse” est aussi employé pour parler de la “vive exaltation due à un sentiment violent, qui s’accompagne parfois d’une sensation d’euphorie”. Pensons à l’enivrement subtil des premières gorgées, celles qui peuvent nous emplir de gaieté, de courage, de ferveur ! Ces sentiments exaltants, bien que fugaces, peuvent être rapidement balayés par l’ombre d’une ébriété excessive.
En cela, l’ivresse me semble être un point d’appel où nous allons chercher quelque chose : un peu de joie, un peu de courage, un peu d’oubli, un peu d’effacement, et parfois tout à la fois. L’ivresse est peut-être, in fine, une expérience de l’émotion ? Qu’on la recherche ou qu’on la fuit, qu’on désire être inspiré par des sensations euphorisantes ou absorbé par un tourbillon d’égarement, l’ivresse convoque nos émotions et nos sentiments. Elle interroge notre relation à soi, aux choses et au monde. Et si, au fond, la relation à l’ivresse était avant tout un jeu du corps et de l’esprit, où l’émotion joue le rôle central ? Et si, plutôt que de la contraindre, nous nous efforcions de lui apporter davantage de justesse et de conscience ?
Et s’il était possible de redéfinir l’ivresse, de lui accorder une noblesse et une vertu émotionnelle ? Pouvons-nous réajuster le sentiment d’être ivre de joie, comme le propose le psychosociologue Jean-Baptiste Hibon, dans son livre qui n’a rien à voir avec l’ivresse alcoolisée mais tout à nous apprendre sur notre capacité à regarder le monde autrement ?
En questionnant l’usage de nos ivresses, qu’en reste-t-il ? Quelles en sont les émanations ? Un parfum subtil ou l’odeur âpre d’une existence gâchée ? Sommes-nous capables de créer quelque chose de significatif grâce à l’ivresse, qu’elle soit alcoolisée ou sentimentale ? Ou laissons-nous place au brouillard, à la blancheur, à l’effacement de soi ?
Finalement, quelles sont les effluves de nos ivresses ?
Alors, chers lecteurs et chères lectrices : laissez la maîtrise faire éclore la vie qui frémit en vous. Exprimez vous. Soyez présents, soyez conscients, soyez vivants !
Je suis Marie Lourenço, psychologue et entrepreneure engagée. Chaque jour, j’œuvre pour guider l’humain à se sentir bien.
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À nos ivresse de Alicia Dorey (2023), premier paragraphe de son introduction.
Disparaître de soi de David Le Breton (2015).
Ivresse et profondeurs. (2016) Revue de la BNF, n° 53(2), 3-3. https://doi.org/10.3917/rbnf.053.0003.
Nutt, D., Hayes, A., Fonville, L., Zafar, R., Palmer, E. O. C., Paterson, L., & Lingford-Hughes, A. (2021). Alcohol and the Brain. Nutrients, 13(11), 3938. https://doi.org/10.3390/nu13113938